Le décolonialisme : origines intellectuelles et avatars politiques (P.A Taguieff)
Avec l’article de Renée Fregosi “Idéologie décoloniale: le latino-américanisme, élément clé du “triangle atlantique””, Dhimmi Watch a engagé une réflexion sur les étranges inclinaisons des décolonialistes. Nous remercions Pierre-André Taguieff que nous avons sollicité pour participer à cette réflexion et qui a répondu immédiatement en envoyant le texte ci-dessous, qu’il a sélectionné avec quelques coupes effectuées dans son étude publiée dans Denis Maillard, Gilles Clavreul, Jean-François Dunyach & Nathalie Wolff (dir.), Laurent Bouvet, portrait d’un intellectuel engagé, Paris, Éditions de l’Observatoire/Humensis, 2022, pp. 227-256. Cet article se compose de deux grandes parties : une mise au point sur les déconstructeurs et une analyse des décolonialistes. Voici :
Pour y voir clair, il faut commencer par reconnaître l’équivocité des termes classificatoires tels que “postcolonialisme” et “décolonialisme” souvent employés comme synonymes ou quasi-synonymes. Pris au sens large, le mot « décolonialisme » est employé pour catégoriser un certain nombre de courants politico-intellectuels de diverses origines, tels que le postcolonialisme nord-américain, le postcolonialisme latino-américain (dont la plupart des représentants se réclament aussi du décolonialisme) ou l’européen (issu notamment des cultural studies britanniques et de la French Theory), ou encore les subaltern studies nées en Inde. Tous sont politiquement orientés à l’extrême gauche, se présentent comme anticapitalistes et reprennent de diverses manières l’héritage du marxisme et du tiers-mondisme ou de l’altermondialisme, mais en l’infléchissant dans le sens d’une critique radicale de l’eurocentrisme assortie d’une promotion des “identités” minoritaires ou des cultures “dominées”[1].
Il n’est pas possible de déterminer clairement les frontières du décolonialisme en raison des couples idéologiques qu’il forme avec d’autres “ismes” ou d’autres courants politico-intellectuels. Certains d’entre eux ont donné naissance à un militantisme associatif aux revendications identitaires ainsi qu’à des mouvements politiques prétendant défendre les « minorités » supposés discriminées ou “racisées”. Il y a par exemple un antiracisme décolonial et un féminisme décolonial, ainsi qu’une écologie décoloniale, et même un islamisme décolonial (dernière version de l’islamo-gauchisme), mettant au premier plan la “lutte contre l’islamophobie”. Les activistes avançant sous le drapeau du décolonialisme tiennent tous un discours victimaire et accusatoire, mêlant les lamentations misérabilistes à des appels à la repentance agrémentés de demandes de réparations.
Dans l’espace universitaire de type anglo-saxon, la multiplication des “studies”, recherches définies exclusivement par leurs objets respectifs (et donc indépendamment de toute méthodologie), a permis au décolonialisme d’étendre son champ d’influence. Dans les universités, les “studies” constituent à bien des égards des voies d’accès privilégiées pour les activistes, féministes et antiracistes notamment, cherchant une légitimité institutionnelle. Les activistes décoloniaux se présentent le plus souvent comme des “chercheurs en sciences sociales”, qu’ils aient ou non un poste dans une université ou un centre de recherches. Ils se réclament tous d’une ou de plusieurs “studies“, ces “études” ou “domaines d’études” qui, se présentant comme des savoirs interdisciplinaires, s’organisent autour d’une labélisation par l’objet – “Cultural Studies“, “Black Studies“, “African American Studies“, “French Studies“, “Whiteness Studies“, “Critical White Studies” (et “Critical Whiteness Studies“), “Ethnic Studies“, “Postcolonial Studies“, “Subaltern Studies“, “Decolonial Studies“, “Gender Studies“, “Queer Studies“, “Women Studies“, “Feminist Studies, “Fat Studies“, “Food Studies , “Animal Studie“, etc. – et tendent à remplacer les disciplines traditionnelles aux méthodologies rigoureuses[2]. Ces “studies” ont fortement contribué à la promotion de la notion d’identité et ainsi à conférer une légitimité académique à la “politique de l’identité[3]“, qu’elle soit fondée sur la race-couleur de peau, le sexe ou le genre. En France, le politiste Laurent Bouvet a été l’un des premiers à avoir analysé ce “tournant identitaire” qui, parti des États-Unis, a été importé en Europe de l’Ouest[4].
Le décolonialisme est un phénomène en expansion aux contours flous et provisoires. On ne saurait donc parler d’une “théorie décoloniale” définie par son objet (ou son champ d’objets), sa méthode et ses résultats, ni même d’une “idéologie décoloniale” comme ensemble de croyances et de représentations couronné par un projet normatif et qui serait définissable par des traits distinctifs – mais, par commodité, on peut parler de “théoriciens décoloniaux” ou d’“idéologues décoloniaux”. Il s’agit d’une configuration idéologiquement hétérogène, qui ne peut se définir que par sa rhétorique identitaire et victimaire ainsi que par sa visée polémique centrale : accuser le monde occidental d’esclavagisme, de colonialisme, de capitalisme, d’impérialisme, de nationalisme et de sexisme, sans oublier le productivisme destructeur de la planète. La diabolisation de la civilisation occidentale, dans toutes ses composantes, est au cœur du décolonialisme.
Dans les ouvrages académiques consacrés à cette littérature mi-savante mi-politique dont le statut est irréductiblement hybride, les frontières idéologiques entre postcolonialisme et décolonialisme sont indistinctes et variables. La thèse de la continuité entre postcolonialisme et décolonialisme s’impose précisément en raison du contenu politique, plus ou moins affirmé, des textes publiés sous ces labels dans un cadre universitaire. Le critère est simple : on passe insensiblement du postcolonialisme au décolonialisme lorsqu’un projet politique explicite prévaut dans les études critiques publiées et que ce projet s’inscrit dans telle ou telle tradition révolutionnaire (à vrai dire, le plus souvent marxiste). Il s’ensuit que nombre d’auteurs cités comme représentatifs du postcolonialisme peuvent tout autant être classés parmi les chefs de file du décolonialisme[5]. Il en va ainsi, par exemple, de Ramón Grosfoguel (né en 1956), sociologue portoricain enseignant à l’université de Berkeley dans le département d’études ethniques, connu pour sa dénonciation du racisme et du sexisme “épistémiques” qu’il attribue à la modernité occidentale capitaliste et “hétéro-patriarcale”, qu’il rejette totalement. L’historien Nicolas Bancel, qui s’inscrit lui-même dans le champ des postcolonial studies,présente ainsi Grosfoguel :
« Le “postcolonial” renvoie aussi à un projet politique qui, en vérité, est également au fondement des postcolonial studies. Le “post” de “postcolonial” traduirait ici la volonté, par la déconstruction systématique des systèmes de domination concrets et épistémologiques, de faire advenir un monde nouveau, débarrassé des scories du racisme, des discriminations, ensemencé par un relativisme culturel universel et mû par les incessants échanges humains et culturels de diasporas mondialisées [sic]. Ramón Grosfoguel est sans doute l’un des représentants des postcolonial studies et du courant décolonial qui a le plus radicalement mis au jour ces perspectives politiques[6]. »
Entre la vision postcoloniale et la vision décoloniale, on ne saurait donc poser une différence de nature. On n’observe que des différences de degré, le critère étant la politisation plus ou moins explicite ou la radicalité plus ou moins forte de la critique anti-occidentale selon les auteurs, les courants ou les écoles.
À l’origine était la déconstruction
Depuis la fin des années soixante s’est progressivement installée, dans les milieux universitaires et plus largement dans l’opinion du public cultivé en Europe de l’Ouest comme aux États-Unis, l’idée que la tâche des professeurs de philosophie ne pouvait plus être désormais qu’une activité de déconstruction sans limites des textes catégorisés comme philosophiques. De la même manière, dans nombre d’institutions d’enseignement supérieur, l’histoire de la littérature et la critique littéraire se sont transformées en lectures déconstructrices des grands textes. La pratique de la déconstruction s’est ensuite étendue à toutes les sciences humaines et sociales, de l’histoire et de l’anthropologie à la sociologie et à la science politique.
C’est à Jacques Derrida qu’on attribue principalement, et à juste titre, ce tournant théorique, qui a fait naître divers courants de pensée appelés déconstructionnisme ou déconstructivisme[7], poststructuralisme[8] ou postmodernisme[9]. L’expression « poststructuralist theory » a été forgée aux États-Unis pour désigner un groupe de philosophes français (Michel Foucault, Jacques Derrida, Jean-François Lyotard, Gilles Deleuze, etc.) appartenant à une génération ayant succédé à celle des structuralistes (Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes, Jacques Lacan, Louis Althusser, etc.) et censés partager un certain nombre de thèmes et de thèses[10]. La dénomination « French poststructuralism » avait la même référence[11]. Également d’invention américaine, l’expression « French Theory », qui englobe structuralistes et poststructuralistes, s’est par la suite imposée[12].
L’idée de déconstruction, devenue rapidement vision idéologique et programme de travail sur les textes, s’est formée à partir des lectures françaises de Nietzsche et surtout de Heidegger au cours des années 1960 et 1970. Le mot « Dé-construction » (avec la majuscule) a été forgé par Gérard Granel au milieu des années 1960 pour traduire le terme polysémique employé par Heidegger : Abbau, dans son essai “Contribution à la question de l’être” (Zur Seinsfrage, 1956[13]), texte rédigé en 1955 en hommage à Ernst Jünger. Le mot Abbau avait été auparavant employé par Heidegger, notamment dans son cours de 1927, Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, pour désigner la “déconstruction critique des concepts reçus qui sont d’abord nécessairement en usage, afin de remonter aux sources où ils ont été puisés”.[14] Cette idée directrice était présente chez Edmund Husserl qui, dans le § 60 des Méditations cartésiennes (1929), critiquait la “métaphysique dénaturée au cours de l’histoire”, et se proposait, par la phénoménologie, de retrouver ou de restaurer “le sens de ce qui fut à l’origine fondé comme une philosophie première”,[15] ainsi que le rappelle Derrida dans La Voix et le phénomène[16].
C’est à la suite d’une rencontre avec Heidegger sur des questions de traduction de ses textes que Granel, comme il l’explique en 1999[17], a proposé le mot « dé-construction » pour « éviter “destruction” qui, même avec un tiret, renverrait à Zerstörung plutôt qu’à Abbau ». Avant d’être publiée, la traduction par Granel du texte de Heidegger avait circulé dans les milieux heideggériens, et sa traduction d’Abbau par le mot « Dé-construction » avait retenu l’attention. Il a été aussitôt repris par Jacques Derrida, qui en a fait par la suite un drapeau. Au début de De la grammatologie – ouvrage publié en décembre 1967 – où il s’engage dans la déconstruction de l’« onto-théologie métaphysique » censée être propre à l’Occident, Derrida définit son geste comme « la destruction, non pas la démolition, mais la dé-sédimentation, la dé-construction de toutes les significations qui ont leur source dans celle du logos. En particulier la signification de vérité[18]». Ce qui est visé, c’est le « logocentrisme », cette « métaphysique de l’écriture phonétique » et, plus profondément, cette « ontologie qui, dans son cours le plus intérieur, a déterminé le sens de l’être comme présence et le sens du langage comme continuité pleine de la parole[19] ». L’objectif déclaré de l’ouvrage est de travailler à « l’ébranlement » de cette ontologie ou de cette « métaphysique de la présence » et de « rendre énigmatique ce que l’on croit entendre sous les noms de proximité, d’immédiateté, de présence[20] ». Et de préciser : « Cette déconstruction de la présence passe par celle de la conscience, donc par la notion irréductible de trace (Spur), telle qu’elle apparaît dans le discours nietzschéen comme dans le discours freudien[21] ».
Derrida reviendra plus tard sur la question, notamment dans sa “Lettre à un ami japonais” (1985) – reprise dans Psyché, en 1987 –, pour justifier son choix lexical :
« Quand j’ai choisi ce mot, ou quand il s’est imposé à moi, (…) je ne pensais pas qu’on lui reconnaîtrait un rôle si central dans le discours qui m’intéressait alors. Entre autres choses, je souhaitais traduire et adapter à mon propos les mots heideggériens de Destruktion ou de Abbau. Tous les deux signifiaient dans ce contexte une opération portant sur la structure ou l’architecture traditionnelle des concepts fondateurs de l’ontologie ou de la métaphysique occidentale. Mais en français le terme “destruction” impliquait trop visiblement une annihilation, une réduction négative plus proche de la “démolition” nietzschéenne, peut-être, que de l’interprétation heideggérienne ou du type de lecture que je proposais. Je l’ai donc écarté[22]. »
On ne peut s’empêcher d’entendre dans ces propos une dénégation, en ce que la déconstruction oscille entre démolition/annihilation et “dé-sédimentation”. Et Derrida d’ajouter cette remarque visant à faire croire qu’il avait lui-même forgé “spontanément” le terme : « Je me rappelle avoir cherché si ce mot “déconstruction” (venu à moi de façon apparemment très spontanée) était bien français. Je l’ai trouvé dans le Littré[23].» Le Littré donne en effet, sur un exemple, cette définition du verbe “déconstruire”, assurément pré-nietzschéenne et pré-heideggérienne : « Déconstruire des vers, les rendre, par la suppression de la mesure, semblable à la prose. » Mais le verbe se rencontrait aussi en 1960 dans une chanson à succès de Gilbert Bécaud, « L’Absent », qui comporte la phrase suivante : « La mort est misérable qui poignarde le cœur et qui te déconstruit[24]. »
Les précautions rhétoriques de Derrida sont restées vaines : la « déconstruction » derridienne n’a cessé d’être confondue avec l’opération que Heidegger, dans Être et Temps (Sein und Zeit, 1927), caractérisait comme « destruction [Destruktion] de l’histoire de l’ontologie[25] » (introduction, § 6), elle-même souvent mal comprise[26], opération interprétée soit comme démolition soit comme dépassement. C’est ainsi que Jürgen Habermas, dans Le Discours philosophique de la modernité, commence sa conférence sur Derrida en notant que « la mélodie bien connue de l’autodépassement de la métaphysique donne (…) le ton de l’entreprise derridienne ; la Destruktion est appelée déconstruction (…). Jusqu’ici, donc, rien de nouveau[27] ». Corrigeons le tir : chez Heidegger, la « Destruktion » porte sur la tradition métaphysique et vise à une « désoccultation de la question de l’être[28] ».
En français, le mot « destruction » connotant anéantissement ou mise en pièces, le traducteur français de Sein und Zeit a proposé le mot « désobstruction[29] », plus conforme au sens donné par Heidegger à « Destruktion », comme le montre ce passage :
« S’il importe à la question de l’être elle-même d’arriver à voir clair dans sa propre histoire, il faut alors rendre à la tradition sclérosée sa fraîcheur et décaper les revêtements qu’elle a accumulés avec le temps. C’est cette tâche à accomplir dans la perspective de la question de l’être que nous entendons par la désobstruction du fonds traditionnel provenant de l’ontologie antique pour renouer avec les expériences originales dans lesquelles avaient été atteintes les premières et désormais directrices déterminations de l’être. (…) Bien loin de vouloir enterrer le passé dans le nul et non avenu, la désobstruction a une intention positive : sa fonction négative n’est jamais qu’implicite et indirecte[30]. »
C’est au cours du fameux colloque de Baltimore tenu du 18 au 21 octobre 1966 sur le campus de l’université Johns Hopkins, ouvert par un hommage à l’héritage nietzschéen à la française, qu’est né ce qui sera appelé quelques années plus tard le “poststructuralisme”, lequel va être incarné par Derrida, présent au colloque aux côtés de Roland Barthes, Jacques Lacan, Jean Hyppolite, René Girard et Tzvetan Todorov, parmi d’autres représentants de la pensée française. Les deux organisateurs de ce colloque mémorable, Richard Macksey et Eugenio Donato, ont noté en novembre 1971, dans leur préface à la deuxième édition (1972) des actes du colloque, The Structuralist Controversy : « Nietzsche en est venu à occuper la position centrale qui était, depuis les années 1930 (…), celle du Hegel français[31]. » Et d’ajouter que « dans les œuvres récentes de Foucault, Derrida et Deleuze, l’ombre, la “généalogie” et les espaces vides sont de Nietzsche[32] ». Mais c’est surtout Derrida qui, grâce aux efforts de son influent ami et admirateur Paul de Man, le chef de file de la « Yale School of deconstruction » rencontré en 1966, est devenu sur les campus américains le principal porte-drapeau de « la déconstruction », avant de devenir une sorte de « commis voyageur de la pensée » dans le monde, comme il le disait lui-même[33]. Il faut rappeler que l’« école de Yale » désigne un groupe de critiques littéraires et de théoriciens de la littérature influencés par le déconstructionnisme derridien qui a représenté quelque chose comme une « nouvelle critique » à l’américaine : Harold Bloom, Geoffrey Hartman, Paul de Man et J. Hillis Miller[34]. Paul de Man a enseigné durant une vingtaine d’années au département de français de Yale University, dont il était l’une des célébrités.
Au tout début de « La pharmacie de Platon » (1968), Derrida énonce un axiome comportant divers sous-entendus et quelques métaphores codées, et qu’on peut considérer comme le principe de sa lecture déconstructrice des textes :
« Un texte n’est un texte que s’il cache au premier regard, au premier venu, la loi de sa composition et la règle de son jeu. Un texte reste d’ailleurs imperceptible. La loi et la règle ne s’abritent pas dans l’inaccessible d’un secret, simplement elles ne se livrent jamais, au présent, à rien qu’on puisse rigoureusement nommer une perception. (…) La dissimulation de la texture peut en tout cas mettre des siècles à défaire sa toile[35]. »
Dès le début des années 1970, Derrida fut présenté comme le philosophe ou le penseur de la déconstruction. En juin 1973, dans Le Monde, Lucette Finas publiait un article intitulé « Jacques Derrida : le déconstructeur ». En juillet 2019, dans la Stanford Encyclopedia of Philosophy, l’article consacré à Jacques Derrida par Leonard Lawlor commence ainsi :
« Jacques Derrida (1930–2004) fut le fondateur de la “déconstruction”, une manière de critiquer non seulement les textes littéraires et philosophiques, mais aussi les institutions politiques. Bien que Derrida ait parfois exprimé des regrets quant au sort réservé au mot “déconstruction”, sa popularité indique la vaste influence de sa pensée, en philosophie, en critique et en théorie littéraires, en art et, en particulier, en théorie architecturale et en théorie politique[36]. »
Dans Philosophie par gros temps, Vincent Descombes propose à juste titre de distinguer la déconstruction phénoménologique chez Heidegger de la déconstruction littéraire pratiquée par les disciples étatsuniens de Derrida :
« Chez Heidegger, le mot Destruktion (ou Abbau) désigne une étape nécessaire de la phenomenologische Konstruktion des Seins : le but de la destruction d’une conceptualité métaphysique héritée de la tradition est de retrouver le sol des expériences originaires (…). Lorsque le mot est privé de son contexte philosophique, comme cela est le cas dans la critique littéraire américaine, il finit par désigner une méthode de lecture paradoxale de tout ce qui peut être considéré comme un “texte”[37]. »
C’est là pointer le grand malentendu sur la déconstruction : par son ambiguïté constitutive, l’entreprise derridienne, mi-philosophique mi-littéraire, située entre l’orthodoxie heideggérienne et l’avant-gardisme académique étatsunien, pouvait être mise à toutes les sauces, ce qui faisait croire à tous ceux qui s’en inspiraient qu’ils parvenaient ainsi aux sommets de l’inventivité intellectuelle, et, plus particulièrement, aux critiques littéraires qu’ils étaient devenus philosophes et aux heideggériens les plus compassés qu’ils dansaient avec la langue. Tous disciples néanmoins de Derrida, s’il est vrai que la formule synthétique des prétentions derridiennes est de marier la « profondeur » heideggérienne à la « légèreté » nietzschéenne. Mais aussi, d’une certaine manière, de jouer Nietzsche contre Heidegger[38].
Constructivisme social et postcolonialisme
Ces courants de pensée déconstructionnistes, fortement représentés dans certains secteurs des universités, ont eux-mêmes préparé le terrain conceptuel au postcolonialisme, incarné par le pionnier dans ce domaine que fut Edward W. Said[39] – influencé par les écrits d’Antonio Gramsci autant que par ceux de Michel Foucault –, puis au décolonialisme[40], mouvements intellectuels aux visées politiques plus clairement définies et assumées, dont l’horizon est, à travers une critique radicale de l’eurocentrisme supposé “dominateur et destructeur[41]”, une mise en accusation de la civilisation occidentale dans tous ses aspects, en ce qu’elle serait l’héritière de l’esclavagisme, du colonialisme et du nationalisme, “ismes” supposés porteurs d’un “racisme systémique” persistant dans les sociétés démocratiques occidentales derrière un discours antiraciste trompeur, de facture universaliste. La critique démystificatrice de l’universalisme occidental s’accompagne d’une hantise de l’essentialisme, pourchassé dans les notions, les représentations et les raisonnements.
Dans le champ universitaire, lorsque le déconstructionnisme est passé des mains des philosophes à celles des spécialistes des sciences sociales, il s’est articulé avec une forme de constructivisme devenue une vulgate épistémologique, fondée sur l’axiome que tout est socialement construit – ce qui, pour les esprits obtus, revient à faire disparaître le réel ou le donné –, ce dont on infère le plus souvent que les phénomènes socialement construits étant à la fois contingents et insatisfaisants, il faut les transformer ou les reconstruire. La référence fondatrice du social-constructivisme est l’ouvrage de Peter L. Berger & Thomas Luckmann, The Social Construction of Reality, publié en 1966[42], au moment où Derrida et ses disciples commençaient à mettre la déconstruction à l’ordre du jour dans les départements étatsuniens de français et de littérature comparée et, dans une moindre mesure, de philosophie – la philosophie analytique, solidement installée, se montrant hostile à la mode déconstructionniste. Comme les praticiens de la déconstruction, les adeptes du constructivisme social font disparaître les faits tout en proposant d’en construire sans fin de nouveaux, tout aussi contingents. La politisation de la construction sociale et de la déconstruction, dans la littérature savante dite postcoloniale et décoloniale, a pris la forme d’un vaste projet de décolonisation des savoirs, puis des pouvoirs.
Il est difficile d’aborder le postcolonialisme sans commencer par souligner qu’il renvoie à la fois à une démarche analytique (mal définie), à une périodisation historique (“après” l’époque coloniale), à une condition historique (celle des peuples décolonisés) et à un projet politique ou politico-culturel se situant dans le sillage de l’anticolonialisme. C’est surtout aux États-Unis, au cours des années 1980 et 1990, que les postcolonial studies se sont développées[43], avant d’être importées en France à la fin des années 1990 et dans les années 2000. C’est à partir de 2004-2005 qu’en France l’importation des postcolonial studies est devenue visible et qu’elles ont commencé à donner lieu à des discussions académiques[44] comme à des exploitations militantes ou lucratives[45]. Il faut cependant souligner le rôle de précurseurs ou d’inspirateurs joué par les pionniers britanniques des cultural studies, tels Stuart Hall (d’origine jamaïcaine) ou Paul Gilroy (né à Londres d’un couple mixte anglo-guyanais)[46], ainsi que celui de l’anthropologue Arjun Appadurai[47], né à Bombay comme Homi K. Bhabha, l’un et l’autre ayant fait carrière aux États-Unis. Les publications de Valentin-Yves Mudimbe (né en 1941 au Congo belge), poète, romancier et professeur de littérature comparée à Duke University, s’inspirant à la fois de Pierre Bourdieu, Michel Foucault et Paul Ricœur, ont également exercé une influence sur le développement des études postcoloniales[48]. L’un des promoteurs des cultural studies, Lawrence Grossberg, les a définies comme “une manière (parmi de nombreuses autres) de politiser la théorie et de théoriser la politique”.[49] C’est là présenter élégamment la confusion matricielle des studies en général et dévoiler leur nature idéologique, entre « théorie » imaginaire et intervention politique illusoire, que traduit la légende du « postcolonial résistant[50] ».
Outre les cultural studies et le social-constructivisme, on peut identifier cinq sources idéologiques communes au postcolonialisme et au décolonialisme, toutes fondées sur une vision victimaire des groupes dit “minoritaires” supposés exclus, dominés, opprimés, humiliés, exploités ou “racisés”, disons “ceux d’en bas” dont le caractère commun est de n’être pas d’origine européenne (d’être donc des « non Blancs »), promis à une libération rédemptrice :
1° ce que j’appellerai le néo-anticolonialisme d’expression française, issu des écrits de Frantz Fanon[51], d’Aimé Césaire[52] et d’Albert Memmi [53], mettant l’accent sur les processus de domination et le racisme colonial, dont l’héritage serait toujours présent ;
2° les écrits des théoriciens et activistes afro-américains qui, liés au mouvement Black Power, ont défini en 1967 le « racisme institutionnel [54] », baptisé plus tard “racisme structurel” ou “systémique”, et supposé constituer un héritage persistant du racisme esclavagiste et des “lois Jim Crow” (celles qui organisaient la ségrégation raciale à partir de la fin du XIXe siècle)[55] ;
3° la pensée postmoderne, baptisée French Theory aux États-Unis, dont le champ comprend notamment l’école franco-américaine de la “déconstruction”, dont le philosophe Jacques Derrida fut l’initiateur en 1966-1967, et les universitaires de diverses disciplines s’inspirant de l’“archéologie du savoir” telle que Michel Foucault l’a définie et illustrée dans ses écrits publiés au même moment, portant sur les rapports entre savoir et pouvoir ;
4° les subaltern studies, courant historiographique né en Inde à partir d’une critique de l’historiographie colonialiste, nationaliste et marxiste, accusée de privilégier les rôle des élites dans la résistance à la colonisation et le mouvement d’indépendance, et en cela de méconnaître les “subalternes”[56] – d’où le projet d’une “histoire par le bas” (history from below)[57], illustrée par une série de travaux publiés à partir de 1982, présentés en 1985 par Gayatri Chakravorty Spivak, traductrice et disciple de Derrida, sous le signe de la “déconstruction de l’historiographie”[58] ;
5° les écrits des théoriciens latino-américains révolutionnaires qui, largement influencés par le marxisme, sont centrés sur la critique radicale de la modernité occidentale et aboutissent à un rejet de la vision européenne de la sécularisation, de l’universalisme, de l’objectivité et de la rationalité, ainsi qu’à la définition de modernités “alternatives”. C’est une critique polymorphe et radicale de l’eurocentrisme qui caractérise le décolonialisme latino-américain[59].
Le décolonialisme latino-américain
Ce qu’on appelle la « pensée décoloniale » ou la « théorie décoloniale » stricto sensu a émergé au cours des années 1990 dans les milieux universitaires latino-américains s’inspirant notamment de la “philosophie de la libération” qui s’était développée depuis les années 1970 et dont Enrique D. Dussel (né en 1934 en Argentine) a été le pionnier.[60] La thèse fondamentale de ces universitaires d’extrême gauche, tous marxisants mais sans souci d’orthodoxie, est que la “colonialité” est constitutive de la modernité dite occidentale, dont la date de naissance serait 1492.[61] Dans son livre publié en 1992, 1492. L’occultation de l’autre, Dussel expose une histoire et une critique radicale du “mythe de la Modernité”, qu’il caractérise comme un “mythe irrationnel de justification de la violence”[62]. Il faut donc selon lui “dépasser la Modernité” et définir la “transmodernité” comme “projet pour l’avenir”. Projet qui implique d’en finir avec la vision eurocentrique de l’histoire mondiale. Sa “thèse centrale” est la suivante :
« 1492 est la date de la naissance de la Modernité quoique sa gestation – comme le fœtus – comporte un temps de croissance intra-utérine. La Modernité prit naissance dans les cités européennes du Moyen Âge, libres, centres de très grande créativité. Mais elle “naquit” quand l’Europe put s’affronter à un “Autre” qu’elle-même et le contrôler, le vaincre, le violenter ; quand elle put se définir comme un “ego” découvreur, conquérant, colonisateur, de l’Altérité (…). De toute façon, cet Autre ne fut pas découvert en tant qu’Autre, mais bien occulté car il fut assimilé à ce que l’Europe était depuis toujours. De sorte que 1492 est le moment de la naissance de la Modernité comme concept correct de l’origine d’un mythe de violence sacrificielle très particulier et, en même temps, comme processus d’occultation du non-européen[63]. »
La thèse est dénuée d’ambiguïté : depuis 1492, les Européens colonisateurs se sont comportés comme des racistes et des criminels génocidaires avec tous les peuples non blancs. Les idéologues décoloniaux dénoncent dans cette perspective la “colonialité du pouvoir”[64], mais aussi la colonialité du savoir[65], du genre[66], de l’être[67], etc., bref, la “colonialité globale”[68], qu’ils prétendent soumettre à une critique démystificatrice et déconstructrice. Leur premier objectif, dans l’ordre de l’urgence, est de sortir de l’hégémonie épistémique occidentale en promouvant les “épistémologies du Sud”[69] ou du “Sud global”. Il s’agit donc de “désoccidentaliser” le savoir[70], et, ainsi, de lutter contre l’“épistémicide”, défini comme “l’effacement systématique des productions et savoirs produits par les groupes opprimés”[71].
Le théoricien décolonial Ramón Grosfoguel, dans un article paru le 26 mars 2017 (« Visages de l’islamophobie »), a parfaitement résumé la vision démonologique de l’« occidentalisme » partagée par tous ces universitaires-activistes :
« L’occidentalisme a créé le privilège épistémique et la politique d’identité hégémonique à partir desquels il a été possible de produire des connaissances sur l’“Autre” et de le juger. Au XVIIe siècle, avec l’égo-politique de la connaissance de René Descartes, les hommes occidentaux prirent la place d’un Dieu qui avait cessé d’être la source de toute connaissance. Cette égo-politique est la base de la philosophie occidentale moderne. Cependant, comme nous le rappelle le philosophe latino-américain de la libération Enrique Dussel (1994[72]), l’ego cogito de Descartes (“je pense donc je suis”) survint après 150 ans d’ego conquiro (“je conquiers donc je suis”). La perspective de “l’œil de Dieu” qu’introduisit Descartes permit de transférer les attributs du Dieu chrétien aux hommes (terme qui ici désigne le genre) occidentaux. Ce processus ne pouvait se déployer qu’à partir d’un “être impérial”, c’est- à-dire de la subjectivité et de l’existence de quelqu’un qui se trouvait au centre du monde qu’il avait conquis[73]. »
Après un anticapitalisme décolonial s’inspirant du marxisme revu par Immanuel Wallerstein[74] – théoricien des “mouvements anti-systémiques” s’opposant à la polarisation du monde entre dominants et dominés –, on a vu surgir un antiracisme décolonial[75], un féminisme décolonial[76] et une écologie décoloniale[77], se proposant de « déconstruire l’idéologie du développement[78] ». Certains théoriciens ne cachent pas leur ambition de “décoloniser l’esprit”[79], ce qui implique de répudier l’universalisme occidental afin de promouvoir un “plurivers transmoderne”[80] ou un “pluriversalisme” décolonial[81]. Il ne s’agit plus dès lors de “changer le monde”, mais bien de “changer de monde”.[82] Cette grande transformation implique d’en finir avec “l’impérialité de l’Occident” et plus particulièrement avec “l’impérialité de la sécularisation”, accusée d’avoir “racialisé l’islam”[83] pour en faire un “ennemi intérieur” – accusation sloganisée par les propagandistes décoloniaux[84]. D’où la centration sur la “lutte contre l’islamophobie”, qui s’accompagne chez certains idéologues décoloniaux, tel Grosfoguel, d’une défense de l’islamisme en tant que force de libération.
Ce nouveau monde sera peuplé d’une humanité nouvelle, entièrement déconstruite pour être intégralement reconstruite sur d’autres bases. Cette utopie anthropo-cosmologique prend la relève du mythe futuriste de “l’homme nouveau” dont on trouvait des variantes dans toutes les pensées révolutionnaires modernes, puis dans les totalitarismes de gauche ou de droite du XXe siècle. La déconstruction du “logocentrisme” européen, telle que l’ont pratiquée Derrida et ses disciples depuis le milieu des années 1960, constitue une présupposition du décolonialisme comme mouvement intellectuel et politique international anti-eurocentrique.
Diabolisation de l’Occident et « wokisme »
Le postcolonialisme académique est, pour aller vite, la version soft du décolonialisme, lequel séduit non pas en raison de sa consistance théorique mais par sa “radicalité” idéologico-politique. Les idéologues décoloniaux appellent en effet à rompre totalement avec le passé maudit de l’Europe et plus largement de l’Occident, dont ils réduisent l’histoire à celle du racisme, de la traite négrière, du colonialisme et de l’impérialisme. Ils rejoignent en cela les artisans-militants d’une contre-histoire dite “histoire mondiale” ou “globale”, qui, en France, sont obsédés par la déconstruction du roman national, une déconstruction qui s’avère une criminalisation. Ils ne voient dans l’universalisme, celui du judéo-christianisme comme celui des Lumières, que l’expression d’un eurocentrisme qu’ils s’efforcent frénétiquement de “déconstruire” en même temps qu’ils s’appliquent à “provincialiser” l’Europe et sa culture. Ils criminalisent au passage la laïcité, dans laquelle ils ne voient qu’intolérance et rejet de la diversité, refus des saintes “différences”, ou qu’ils réduisent, depuis les années 1980, à un dispositif pervers destiné à rendre acceptable l’“islamophobie”. La configuration idéologique que j’ai baptisée “islamo-gauchisme” au début des années 2000 a pris le visage d’un “islamo-décolonialisme”[85].
L’attractivité du décolonialisme à gauche et à l’extrême gauche s’explique largement par un appel du vide, dont les causes sont identifiables : la décomposition de la gauche et l’essoufflement du modèle social-démocrate, l’incrédulité croissante envers le marxisme et l’utopie communiste dont on hérite cependant l’anticapitalisme et l’anti-impérialisme, la banalisation d’un néo-féminisme misandre, dit “radical”, dans les milieux intellectuels ainsi que le surgissement d’un antiracisme dévoyé, identitaire et racialiste, masquant à peine un racisme anti-Blancs doublé d’une judéophobie à visage “antisioniste”. À cela s’ajoute un sentiment de culpabilité à l’égard de l’islam, la “religion des pauvres” et des “dominés”, voire des “racisés”, qui fait que la “lutte contre l’islamophobie” peut être érigée en premier commandement de la “religion de l’Autre”[86]. Il faut aussi bien sûr pointer l’influence du gauchisme identitaire à l’américaine, dont les thèmes se diffusent massivement sur les réseaux sociaux.
Dans cette perspective, tous les malheurs du monde s’expliquent à partir de la relation d’inégalité entre “dominants” et “dominés”, qu’on interprète en termes racialistes et victimaires : ce sont les “Blancs” qui dominent et les “non-Blancs” qui sont dominés. La “race” revient à l’ordre du jour : en dépit du fait qu’on la présente comme une “construction sociale”, la couleur de la peau reste son principal indice. On brandit par exemple avec enthousiasme l’“identité noire”, la “conscience noire” ou la “fierté noire”, alors qu’on dénonce, à juste titre, les suprémacistes blancs qui parlent d’une “identité blanche”, d’une “conscience blanche” ou d’une “fierté blanche”. On se retrouve ainsi dans un monde divisé en “Blancs” et “Noirs” ou “non-Blancs”, et ce, au nom d’un “antiracisme” douteux, qui s’avère un antiracisme anti-Blancs, c’est-à-dire une forme politiquement correcte de racisme. Une grande inversion des valeurs et des normes s’accomplit sous nos yeux.
À quelques exceptions près, les intellectuels marxistes-léninistes, encore nombreux dans les années 1970-1990, se sont ralliés, d’une façon plus ou moins explicite, aux courants subalternistes ou décoloniaux, après avoir flirté avec le tiers-mondisme et l’altermondialisme. Aux États-Unis, le mouvement Black Lives Matter, fondé en 2013 par trois militantes marxistes, représente l’une des reformulations “antiracistes” de l’utopie révolutionnaire.[87] Ce déplacement de la classe vers la race et la culture ou la civilisation est constitutif de la vision décoloniale du monde. Le décolonialisme se présente comme une réinterprétation hypercritique de l’histoire, une dénonciation diabolisante de “l’occidentalisme” et un programme d’action révolutionnaire séduisant pour les orphelins du communisme. L’évolution des milieux trotskistes à la française est à cet égard fort intéressante : nombre de leurs intellectuels ont repris à leur compte les principaux thèmes décoloniaux (dénonciation du “racisme systémique”, du “racisme d’État”, de l’“islamophobie d’État”, etc.), au point de juger acceptables la vision racialiste de la société et la promotion de notions comme celles d’identité raciale ou de conscience raciale. Ils tendent à oublier la lutte des classes au profit de la lutte des races et des sexes-genres, avec ce supplément de verbiage pseudo-savant qu’est l’“intersectionnalité”.
La “déconstruction”, ce mot-slogan mis à toutes les sauces par les tenants du poststructuralisme, du postmodernisme et bien sûr du déconstructionnisme dit postmétaphysique recouvre une littérature politico-philosophique aussi foisonnante qu’inconsistante qui, à travers les gender studies et la “théorie queer”, les études dites postcoloniales et la pensée décoloniale, l’antiracisme identitaire ou racialiste (que j’appelle néo-antiracisme[88]), la “théorie critique de la race”, la “justice sociale critique” et l’intersectionnalité, a donné lieu à un mouvement intellectuel international dont l’objectif, parfois déclaré, est de criminaliser la civilisation occidentale en la réduisant à une expression du racisme, de l’esclavagisme, de l’“hétéro-patriarcat” et de l’impérialisme colonial.
Tous ces courants idéologiques se proposent de “déconstruire” le discours hégémonique de l’Occident en dénonçant son universalisme supposé trompeur et sa “violence épistémique” dont les victimes seraient les peuples dits dominés, racisés et opprimés, ainsi que leurs cultures respectives, et les “minorités” essentialisées en tant que victimes “systémiques”. Tel est le fait inquiétant qui appelle à une réflexion sur ses causes : la civilisation occidentale est convoquée devant un nouveau grand Tribunal de l’Histoire pour répondre de ses crimes, imaginaires ou réels, et, surtout, elle est la seule civilisation à être mise au banc des accusés.
La culture « woke » en dérive, cette culture puritaine et punitive de l’annulation (“cancel culture”) qui permet à des activistes de faire taire les contradicteurs en les diabolisant et de supprimer les auteurs ou les œuvres qui ne leur plaisent pas, au regard de leurs dogmes idéologiques[89]. Leur programme commun est de supprimer, dans le langage comme dans les pratiques sociales, les institutions et la culture, toute trace de stigmatisation, d’exclusion et de discrimination, ou plus simplement tout élément susceptible d’être « offensant » ou « blessant ».
Ces guerriers de la “justice sociale”, qui se posent en défenseurs des victimes, veulent donc créer une société parfaite, dotée d’une culture éthiquement “pure”, selon leurs valeurs et leurs normes. Ils prétendent lutter contre toutes les discriminations, qu’ils supposent “systémiques” au sein des sociétés occidentales “blanches“. Cette vision racialiste et “discriminationniste” de l’ordre social fonde leur combat idéologique, qui puise dans un imaginaire victimaire[90]. Leur discours militant pâteux témoigne de leur enfermement dans un verbiage dont l’effet est irrésistiblement comique. La pasionaria du néo-antiracisme décolonial brésilien, Djamila Ribeiro, conclut ainsi son Petit manuel antiraciste :
« Les personnes blanches doivent se responsabiliser de façon critique du système d’oppression qui les privilégie historiquement en produisant des inégalités ; et les personnes noires peuvent se conscientiser des processus historiques pour ne pas les reproduire[91]. »
Ces activistes, passés maîtres dans l’art de la propagande intimidante et culpabilisante, ont réussi à fabriquer une mauvaise conscience planétaire désormais installée dans les sociétés dites “blanches” ou occidentales. Il y a là une véritable entreprise de destruction de la culture d’origine européenne, un assaut obscurantiste contre la liberté d’expression et contre la liberté de penser et de créer. De nouveaux Savonarole ont lancé une croisade en vue de punir et de “purifier” les sociétés occidentales, jugées intrinsèquement coupables. Leur discours charrie ce que Nietzsche appelait d’“informes et fluides barbouillis de concepts”. Rejeton académo-militant du décolonialisme et du néo-antiracisme, le “wokisme” a donc progressivement, au cours des années 2010, remplacé la “political correctness”[92]. Mais il est sorti des frontières du champ universitaire pour affecter le monde des médias comme ceux de la culture et de la politique, y fonctionnant comme une police du langage et un terrorisme intellectuel acceptables.
Cette haine idéologisée et militante de la culture européenne oublie l’essentiel, ainsi rappelé par Leszek Kolakowski :
« Cette aptitude à se mettre soi-même en question, à abandonner – non sans une forte résistance, bien sûr – sa propre fatuité, son contentement de soi pharisien, est aux sources de l’Europe en tant que force spirituelle. Elle donna naissance à l’effort pour sortir de la clôture “ethnocentrique” et elle a défini cette clôture[93]. » Le paradoxe tragi-comique du décolonialisme tient à ce que, partant d’une critique radicale de l’essentialisme et de l’ethnocentrisme attribués exclusivement à la culture occidentale et plus précisément à l’abominable “pensée blanche”,[94] ses promoteurs en arrivent à réintroduire et à banaliser dans le discours académo-militant l’essentialisme“
Le paradoxe tragi-comique du décolonialisme tient à ce que, partant d’une critique radicale de l’essentialisme et de l’ethnocentrisme attribués exclusivement à la culture occidentale et plus précisément à l’abominable “pensée blanche”,[94] ses promoteurs en arrivent à réintroduire et à banaliser dans le discours académo-militant l’essentialisme et l’ethnocentrisme.
L’illustration de cet article est constituée d’un texte de Ramon Grosfoguel (https://www.ihrc.org.uk/visages-de-lislamophobie/) superposé à une copie d’écran du philosophe (https://www.youtube.com/watch?v=r4oKv5wrEE8).
[1] Voir Pierre-André Taguieff, L’Imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme, Paris, Éditions de l’Observatoire / Humensis, 2020.
[2] Voir par exemple Lucas Monteil & Alice Romerio, « Des disciplines aux “studies”. Savoir, trajectoires, politiques », Revue d’anthropologie des connaissances, 11 (3), 2017/3, pp. 231-244. Pour un examen critique, voir Dominique Schnapper, La Citoyenneté à l’épreuve, Paris, Gallimard, 2018, p. 18 ; Pierre-André Taguieff, L’Imposture décoloniale, op. cit., pp. 118-122 ; id., L’Antiracisme devenu fou. Le « racisme systémique » et autres fables, Paris, Hermann, 2021, pp. 166, 206 sq. ; Nathalie Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche, Paris, Gallimard, coll. « Tracts », 2021, pp. 6-7.
[3] Cressida Heyes, « Identity Politics » (16 juillet 2002 ; version revue, 23 mars 2016), Stanford Encyclopedia of Philosophy, https://plato.stanford.edu/entries/identity-politics/; Mark Lilla, The Once and Future Liberal: After Identity Politics, New York, HarperCollins Publishers, 2017 ; tr. fr. Emmanuelle & Philippe Aronson : La Gauche identitaire. L’Amérique en miettes, Paris, Stock, 2018 ; Laurent Dubreuil, La Dictature des identités, Paris, Gallimard, 2019.
[4] Laurent Bouvet, « Le tournant identitaire américain. Du “pluralisme-diversité” au “pluralisme-différence” », in Denis Lacorne (dir.), Les États-Unis, Paris, Fayard/CERI, 2006, pp. 233-244 ; id., L’Insécurité culturelle, Paris, Fayard 2015 ; id., La Nouvelle question laïque. Choisir la République, Paris, Flammarion, 2019 ; id., Le Péril identitaire, Paris, Éditions de l’Observatoire / Humensis, 2020.
[5] Voir Silvia Contarini, Claire Joubert & Jean-Marc Moura (dir.), Penser la différence culturelle du colonial au mondial. Une anthologie transculturelle, Paris, Éditions Mimésis, 2019.
[6] Nicolas Bancel, Le Postcolonialisme, Paris, Que sais-je ? / Humensis, 2019, pp. 42-43. Voir aussi ibid., p. 72.
[7] Voir Jean Grondin, L’Universalité de l’herméneutique, préface de Hans-Georg Gadamer, Paris, PUF, 1993, pp. 216-217.
[8] Mark Poster, Critical Theory and Poststructuralism: In Search of a Context, Ithaca, NY, Cornell University Press, 1989 ; Alan D. Schrift, Nietzsche’s French Legacy: A Genealogy of Poststructuralism, New York & Londres, Routledge, 1995 ; Robert Barsky & Eric Méchoulan (eds.), « The American Production of French Theory », Substance, 31 (1), n° 97, 2002 ; Johannes Angermuller, « Qu’est-ce que le poststructuralisme français ? À propos de la notion de discours d’un pays à l’autre », Langage et société, n° 120, 2007/2, pp. 17-34.
[9] Jonathan Arac (ed.), Postmodernism and Politics, Minneapolis, MN, University of Minnesota Press, 1986 ; Andrew Ross (ed.), Universal Abandon? The Politics of Postmodernism, Minnepolis, MN, University of Minnesota Press, 1988 ; David Harvey, The Condition of Postmodernity: An Enquiry into the Origins of Cultural Change, Oxford (UK) & Cambridge, Mass., Blackwell, 1989 ; Fredric Jameson, Postmodernism, Or, the Cultural Logic of Late Capitalism, Durham, NC, Duke University Press, 1991 ; Christopher Norris, The Truth about Postmodernism, Oxford, Blackwell, 1993 ; Hans Bertens, The Idea of the Postmodern: A History, Londres & New York, Routledge, 1995 ; Terry Eagleton, The Illusions of Postmodernism, Oxford, Blackwell Publishing, 1996 ; Hans Bertens & Douwe Fokkema (eds.), International Postmodernism: Theory and Literary Practice, Amsterdam & Philadelphie, John Benjamins Publishing Company, 1997 ; Christopher Butler, Postmodernism: A Very Short Introduction, Oxford (UK) & New York, Oxford University Press, 2002 ; David Detmer, Challenging Postmodernism: Philosophy and the Politics of Truth, Amherst, NY, Humanity Books, 2003 ; Steven Connor (ed.), The Cambridge Companion to Postmodernism, Cambridge (UK) & New York, Cambridge University Press, 2004.
[10] Voir Mark Poster, Critical Theory and Poststructuralism, op. cit., p. 6 ; Hans Bertens, The Idea of the Postmodern, op. cit., pp. 16-17, et 19, note 5.
[11] Andreas Huyssen, « Mapping the Postmodern », New German Critique, n° 33, automne 1984, p. 11.
[12] Robert Barsky & Eric Méchoulan (eds.), « The American Production of French Theory », op. cit. ; François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis [2003], nouvelle édition augmentée d’une postface, Paris, La Découverte, 2005 ; Joan W. Scott, Théorie critique de l’histoire. I. Identités, expériences, politiques, tr. fr. Claude Servan-Schreiber, Paris, Fayard, 2009, pp. 13-19.
[13] Martin Heidegger, « Contribution à la question de l’être » (1956), tr. fr. Gérard Granel, in Questions I, Paris, Gallimard, 1968, p. 240.
[14] Martin Heidegger, Die Grundprobleme der Phänomenologie [1927], Francfort/M., Vittorio Klostermann, 1975, pp. 26-32 ; tr. fr. Jean-François Courtine : Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Paris, Gallimard, 1985, pp. 37-42.
[15] Edmund Husserl, Méditations cartésiennes et les Conférences de Paris, présentation, traduction et notes sous la direction de Marc de Launay, Paris, PUF, 1994, p. 189.
[16] Jacques Derrida, La Voix et le phénomène. Introduction au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl, Paris, PUF, 1967, p. 4.
[17] Gérard Granel, « Entretien du 30 mai 1999 », in Dominique Janicaud, Heidegger en France, t. II : Entretiens, Paris, Albin Michel, 2001, p. 174.
[18] Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1967, p. 21.
[19] Ibid., p. 103.
[20] Ibid.
[21] Ibid.
[22] Jacques Derrida, Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, p. 388 ; nouvelle édition revue et augmentée, 2003, t. II, pp. 9-10.
[23] Ibid. ; nouvelle éd., 2003, t. II, p. 10.
[24] Cité par Benoît Peeters, Derrida [2010], 2e édition, revue et corrigée, Paris, Flammarion, 2011, p. 202.
[25] Martin Heidegger, Sein und Zeit [1927], Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1976, pp. 19-27 ; tr. fr. François Vezin : Être et Temps, Paris, Gallimard, 1986, pp. 45-53.
[26] Gérard Guest, « Déconstruction », in Philippe Arjakovsky, François Fédier & Andrien France-Lanord (dir.), Dictionnaire Martin Heidegger. Vocabulaire polyphonique de sa pensée, Paris, Les Éditions du Cerf, 2013, pp. 313-314 ; Servanne Jollivet, « La notion de “destruction” chez le jeune Heidegger. De la “critique historique” à la “destruction de l’histoire de l’ontologie” », Horizons philosophiques, 14 (2), printemps 2014, pp. 81-104.
[27] Jürgen Habermas, Le Discours philosophique de la modernité. Douze conférences [1985], tr. fr. Christian Bouchindhomme & Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988, p. 192.
[28] Catherine Malabou, in Catherine Malabou & Jacques Derrida, La Contre-allée, Paris, La Quinzaine littéraire-Louis Vuitton, 1999, p. 125.
[29] François Vezin, « Désobstruction. Die Destruktion », in Philippe Arjakovsky, François Fédier & Adrien France-Lanord (dir.), Dictionnaire Martin Heidegger, op. cit., pp. 330-332.
[30] Martin Heidegger, Sein und Zeit, op. cit. (1976), pp. 22-23 ; tr. fr., op. cit. (1986), pp. 48-49.
[31] Richard Macksey et Eugenio Donato (eds.), The Structuralist Controversy: The Languages of Criticism & the Sciences of Man, Baltimore & Londres, The Johns Hopkins University Press, 1970 ; 2e éd., 1972, p. XII.
[32] Ibid., p. XIII.
[33] Christian Delacampagne, « L’aventure américaine de Derrida », Cités, n° 30, 2007/2, p. 76.
[34] Harold Bloom, Paul de Man, Jacques Derrida, Geoffrey H. Hartman, J. Hillis Miller, Deconstruction and Criticism, Londres & Henley-on-Thames, Routledge & Kegan Paul, 1979 ; Jonathan Arac, Wlad Godzich & Wallace Martin (eds.), The Yale Critics: Deconstruction in America, Minneapolis, MN, University of Minnesota Press, 1983 ; François Cusset, French Theory, op. cit. (2005), pp. 125-129.
[35] Jacques Derrida, « La pharmacie de Platon » (I), Tel Quel, n° 32, hiver 1968, p. 3.
[36] Leonard Lawlor, « Jacques Derrida », Stanford Encyclopedia of Philosophy, 22 novembre 2006 (revu le 30 juillet 2019), https://plato.stanford.edu/entries/derrida/.
[37] Vincent Descombes, Philosophie par gros temps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1989, p. 9, note 17.
[38] Alan D. Schrift, Nietzsche and the Question of Interpretation: Between Hermeneutics and Deconstruction, New York & Londres, Routledge, 1990, pp. 95-119 ; id., Nietzsche’s French Legacy: A Genealogy of Poststructuralism, op. cit. (1995), pp. 10-15.
[39] Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident [1978], tr. fr. Catherine Malamoud, préface de Tzvetan Todorov, Paris, Le Seuil, 1980 ; nouvelle édition, 1997 (avec une postface) ; rééd., 2003 (avec une préface).
[40] Pierre-André Taguieff, L’Imposture décoloniale, op. cit.
[41] Zahra Ali & Sonia Dayan-Herzbrun (dir.), « Pluriversalisme décolonial » (dossier), Tumultes, n° 48, mai 2017, « Présentation », p. 5.
[42] Peter L. Berger & Thomas Luckmann, The Social Construction of Reality: A Treatise in the Sociology of Knowledge, New York, Doubleday, 1966. Pour une critique, voir Ian Hacking, The Social Construction of What?, Cambridge, Mass., & Londres, Harvard University Press, 1999.
[43] Bill Ashcroft, Gareth Griffiths & Helen Tiffin, L’Empire vous répond. Théorie et pratique des littératures post-coloniales [1989, 2002], tr. fr. Jean-Yves Serra & Martine Mathieu-Job, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2012 ; Bill Ashcroft, Gareth Griffiths & Helen Tiffin (eds.), The Post-Colonial Studies Reader, Londres & New York, Routledge, 1995 ; id. (eds.), Post-Colonial Studies: The Key Concepts [2000], Second Edition, Londres & New York, Routledge, 2007 ; Patrick Williams & Laura Chrisman, Colonial Discourse and Post-Colonial Theory: A Reader, New York, Columbia University Press, 1994 ; Robert J. C. Young, Postcolonialism: An Historical Introduction,Oxford & Malden, MA, Blackwell, 2001 ; id., Postcolonialism: An Very Short Introduction, Oxford & New York, Oxford University Press, 2003 ; Neil Lazarus (dir.), Penser le postcolonial. Une introduction critique [2004], tr. fr. Marianne Groulez, Christophe Jaquet & Hélène Quiniou, Paris, Éditions Amsterdam, 2006.
[44] Voir Emmanuelle Sibeud, « Post-Colonial et Colonial Studies : enjeux et débats », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2004/5, n° 51-4bis, pp. 87-95 ; Marie-Claude Smouts (dir.), La Situation postcoloniale. Les postcolonial studies dans le débat français, préface de Georges Balandier, Paris, Presses de Sciences Po, 2007 ; Émilienne Baneth-Nouailhetas, « Énigmes postcoloniales : des disciplines aux institutions », Littérature, n° 154, 2009, pp. 24-35 ; Capucine Boidin, « Études décoloniales et postcoloniales dans les débats français », Cahiers des Amériques latines, vol. 62, 2010, pp. 129-140.
[45] Pascal Blanchard, Nicolas Bancel & Sandrine Lemaire (dir.), La Fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005 ; Pascal Blanchard & Nicolas Bancel (dir.), Culture post-coloniale 1961-2006. Traces et mémoires coloniales en France, Paris, Éditions Autrement, 2006 ; Nicolas Bancel, Florence Bernault, Pascal Blanchard, Ahmed Boubeker, Achille Mbembe, Françoise Vergès (dir.), Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française, Paris, La Découverte, 2010.
[46] Suart Hall, Identités et cultures. Politiques des cultural studies, édition établie par Maxime Cervulle, tr. fr. Christophe Jaquet, nouvelle éd. augmentée, Paris, Éditions Amsterdam, 2008 (en particulier pp. 351-372 : « Quand commence le postcolonial ? Penser la limite » (1996) ; Paul Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience [1993], tr. fr. Jean-Philippe Henquel, s.l., Éditions Kargo, 2003. Voir Jim Cohen & Jade Lindgaard, « De l’Atlantique noir à la mélancolie postcoloniale. Entretien avec Paul Gilroy », Mouvements, n° 51, 2007, pp. 90-101.
[47] Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation [1996], tr. fr. Françoise Bouillot & Hélène Frappat, préface de Marc Abélès, Paris, Payot, 2001.
[48] V. Y [Valentin-Yves] Mudimbe, The Invention of Africa: Gnosis, Philosophy and the Order of Knowledge, Bloomington, IN, Indiana University Press, 1988 ; id., The Idea of Africa, Bloomington, IN, Indiana University Press, 1994.
[49] Lawrence Grossberg, « Le cœur des Cultural Studies » (tr. fr. Anne Chalard-Fillaudeau), L’Homme & la Société, n° 149, juillet-septembre 2003, p. 41.
[50] Gayatri Chakravorty Spivak, Outside in the Teaching Machine, New York & Londres, Routledge, 1993, p. 60.
[51] Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs [1952], préface (1952) et postface (1965) de Francis Jeanson, Paris, Le Seuil, 1965 ; id., Les Damnés de la Terre, préface de Jean-Paul Sartre (septembre 1961), Paris, François Maspero, 1961 ; rééd. (sans la préface), 1968 ; id., Pour la révolution africaine. Écrits politiques [1964], Paris, Maspero, 1969 et 1982 ; puis Paris, La Découverte, 2001.
[52] Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme [1950], 2e éd. revue et augmentée, Paris, Présence africaine, 1955 ; nouvelle éd., comprenant le Discours sur la négritude [1987], Paris, Présence africaine, 2011.
[53]Albert Memmi, Portrait du colonisé, précédé de Portrait du colonisateur [1957], préface de Jean-Paul Sartre, Paris, Gallimard, 1985 ; rééd., coll. « Folio actuel », 2002.
[54] Stokely Carmichael & Charles V. Hamilton, Black Power: The Politics of Liberation in America, New York, Vintage Books, 1967.
[55] Pierre-André Taguieff, L’Antiracisme devenu fou, op. cit.
[56] Gayatri Chakravorty Spivak, « Can the Subaltern Speak? » (1983), in Cary Nelson & Lawrence Grossberg (eds.), Marxism and the Interpretation of Culture, Urbana & Chicago, University of Illinois Press, 1988, pp. 271-313 ; tr. fr. Jérôme Vidal : Les Subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
[57] Jacques Pouchepadass, « Les Subaltern Studies ou la critique postcoloniale de la modernité », L’Homme, n° 156, 2000, pp. 161-186 ; Dipesh Chakrabarty, « A Small History of Subaltern Studies », in Henry Schwarz & Sangeeta Ray (eds.), A Companion to Postcolonial Studies [2000], Oxford, Blackwell Publishing, 2005, pp. 467-485.
[58] Gayatri Chakravorty Spivak, « Subaltern Studies: Deconstructing Historiography », in Ranajit Guha (ed.), Subaltern Studies IV, Delhi, Oxford University Press, 1985, pp. 330-363.
[59] Enrique D. Dussel, « Beyond Eurocentrism: The World System and the Limits of Modernity », in Fredrik Jameson & M. Miyoshi (eds.), The Culture of Gobalization, Durham & Londres, Duke University Press, 1998, pp. 3-31.
[60] Enrique D. Dussel, Philosophy of Liberation [1977], trad. angl. Aquilina Martinez & Christine Morkovsky, Maryknoll, NY, Orbis Books, 1985 ; id., « From Critical Theory to the Philosophy of Liberation: Some Themes for Dialogue », Transmodernity, automne 2011, pp. 16-43 ; https://escholarship.org/uc/item/59m869d2; id., « De la philosophie de la libération. Entretien avec Enrique Dussel » (propos recueillis par Fátima Hurtado), Cahiers des Amériques latines, n° 62, 2009, pp. 37-46 ; Capucine Boidin & Fátima Hurtado López, « La philosophie de la libération et le courant décolonial », Cahiers des Amériques latines, n° 62, 2009, pp. 17-22.
[61] Enrique D. Dussel, 1492. L’Occultation de l’autre [1992], tr. fr. Christian Rudel, Paris, Les Éditions ouvrières, 1992 ; Aníbal Quijano, « Colonialidad y Modernidad/Racionalidad », Perú Indígena, n° 29, 1991, pp. 11-21 ; Walter D. Mignolo, Local Histories/Global Designs: Essays on the Coloniality of Power, Subaltern Knowledges and Border Thinking, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2000 ; Ramón Grosfoguel, « Colonial Difference, Geopolitics of Knowledge and Global Coloniality in the Modern/Colonial Capitalist World-System », Review, 25 (3), 2002, pp. 203-224 ; id., « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du capitalisme global. Transmodernité, pensée frontalière et colonialité globale » (tr. fr. Anouk Devillé & Anne Vereecken), Multitudes, n° 26, 2006/3, pp. 51-74.
[62] Enrique D. Dussel, 1492. L’occultation de l’autre, op. cit., p. 5.
[63] Ibid., pp. 5-6.
[64] Aníbal Quijano, « Colonialidad y Modernidad/Racionalidad », Perú Indígena, n° 29, 1991, pp. 11-21 ; « Coloniality of Power, Eurocentrism, and Latin America », International Sociology, 1 (3), juin 2000, pp. 215-232 ; « “Race” et colonialité du pouvoir » (2004 ; tr. fr. Jim Cohen), Mouvements, n° 51, 2007/3, pp. 111-118 ; Walter D. Mignolo, « Géopolitique de la connaissance, colonialité du pouvoir et différence coloniale », Multitudes, 6(3), 2001, pp. 56-71 ; Ramón Grosfoguel, « Les immigrés caribéens dans les métropoles du système-monde capitaliste et la “colonialité du pouvoir” », Cahiers des Amériques latines, n° 62, 2009, pp. 59-82.
[65] Edgardo Lander, « Eurocentrismo y colonialismo en el pensamiento social latinoamericano », in Roberto Briceño-León & Heinz R. Sonntag (eds.), Pueblo, época y desarrollo, la sociología de América Latina, Caracas, Editorial Nueva Sociedad, 1998, pp. 87-96 ; Lewis R. Gordon, « Décoloniser le savoir à la suite de Frantz Fanon » (tr. fr. Sonia Dayan-Herzbrun), Tumultes, n° 31, octobre 2008, pp. 103-123.
[66] Maria Lugones, « La colonialité du genre » (2008 ; tr. fr. Javiera Coussieu-Reyes & Jules Falquet), Les Cahiers du CEDREF, n° 23, 2019, pp. 46-89.
[67] Maldonado-Torres, 2007/2014 ; Dussel, 2009 ; Norman Ajari, « Être et race. Réflexions polémiques sur la colonialité de l’être », Revue d’études décoloniales, n° 1, 2 septembre 2016, http://reseaudecolonial.org/2016/09/02/etre-et-race-reflexions-polemiques-sur-la-colonialite-de-letre/.
[68] Ramón Grosfoguel, « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du capitalisme global… », art. cit. (2006) ; Arturo Escobar & Eduardo Restrepo, « Anthropologies hégémoniques et colonialité », Cahiers des Amériques latines, n° 62, 2009, pp. 83-95.
[69] Boaventura de Sousa Santos, « Épistémologies du Sud » (tr. fr. Magali Watteaux), Études rurales, n° 187, 2011, pp. 21-49 ; id., Epistemologies of the South: Justice Against Epistemicide [2014], New York, Routledge, 2015.
[70] Walter D. Mignolo, « La fin de l’université telle que nous la connaissons » (tr. fr. Capucine Boivin), Cahiers des Amériques latines, n° 62, 2009, pp. 97-109 ; id., The Darker Side of Western Modernity: Global Futures, Decolonial Options, Durham & Londres, Duke University Press, 2011 ; id., La Désobéissance épistémique. Rhétorique de la modernité, logique de la colonialité et grammaire de la décolonialité, tr. fr. Yasmine Jouhari & Marc Maesschalck, Bruxelles, Berlin & New York, P.I.E. Peter Lang, 2015.
[71] Djamila Ribeiro, Petit manuel antiraciste et féministe [2019], traduit du brésilien par Paula Anacaona, Paris, Éditions Anacaona, 2020, p. 61. L’activiste Djamila Ribeiro est présentée par son éditrice militante comme une « chercheuse en philosophie politique » qui est « la référence du mouvement féministe noir, antiraciste, pro-LGBT et antimachiste au Brésil ».
[72] Référence à une édition espagnole du livre d’Enrique D. Dussel, 1492. L’occultation de l’autre, op. cit. (1992), portant sur les origines du « mythe de la modernité ».
[73] Ramón Grosfoguel, « Visages de l’islamophobie » (tr. fr. Matchikh Issam & Thibaut Rouchon, relue par Claude Rougier & Philippe Colin), 26 mars 2017, https://bruxelles-panthere.thefreecat.org/?p=3218. L’« islamophobie » est analysée par Grosfoguel comme une « forme de racisme épistémique ».
[74] Aníbal Quijano & Immanuel Wallerstein, « De l’américanité comme concept, ou les Amériques dans le système mondial moderne », Revue internationale des sciences sociales, n° 134, 1992, pp. 617-625 ; Immanuel Wallerstein, « The Itinerary of World-Systems Analysis or How to Resist Becoming a Theory », in id., The Uncertainties of Knowledge, Philadelphie, Temple University Press, 2004, pp. 83-108 ; id., Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde [2004], tr. fr. Camille Horsey (avec la collaboration de François Gèze), Paris, La Découverte, 2006 ; id., L’Universalisme européen. De la colonisation au droit d’ingérence [2006], tr. fr. Patrick Hutchinson, Paris, Éditions Demopolis, 2008 ; Ramón Grosfoguel, « Colonial Difference, Geopolitics of Knowledge and Global Coloniality in the Modern/Colonial Capitalist World-System », Review, 25 (3), 2002, pp. 203-224 ; id., « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du capitalisme global… », art. cit. (2006) ; Ramón Grosfoguel et al., Unsettling Postcoloniality: Decoloniality, Transmodernity and Border Thinking, Durham, Duke University Press, 2007.
[75] Hourya Bentouhami-Molino, Race, cultures, identités. Une approche féministe et postcoloniale, Paris, PUF, 2015 ; Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire, Paris, La Fabrique éditions, 2016 ; Sarah Mazouz, Race, Paris, Anamosa, 2020 ; Omar Slaouti & Olivier Le Cour Grandmaison (dir.), Racismes de France, Paris, La Découverte, 2020.
[76] Françoise Vergès, Un Féminisme décolonial, Paris, La Fabrique éditions, 2019.
[77] Arturo Escobar, Sentir-penser avec la terre. L’écologie au-delà de l’Occident, tr. fr. Anne-Laure Bonvalot et al., Paris, Le Seuil, 2019 ; Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris, Le Seuil, 2019.
[78] Claire Gallien, « Pour une écologie décoloniale », 11 février 2019, https://laviedesidees.fr/Pour-une-ecologie-decoloniale.html.
[79] Ngugi wa Thiong’o, Décoloniser l’esprit [1986], tr. fr. Sylvain Prudhomme, Paris, La Fabrique éditions, 2011.
[80] Enrique D. Dussel, « Transmodernity and Interculturality: An Interpretation from the Perspective of Philosophy of Liberation » (2004), Transmodernity, 1 (3), printemps 2012, pp. 28-55 ; https://escholarship.org/uc/item/6591j76r; tr. fr. : « Transmodernité et interculturalité (Une interprétation à partir de la philosophie de la libération) », in Claude Bourguignon Rougier, Philippe Colin & Ramón Grosfoguel (dir.), Penser l’envers obscur de la modernité. Une anthologie de la pensée décoloniale latino-américaine, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2014, pp. 177-209.
[81] Ramón Grosfoguel, « Vers une décolonisation des “uni-versalismes” occidentaux : le “pluri-versalisme” décolonial, d’Aimé Césaire aux zapatistes », in Nicolas Bancel, Florence Bernault, Pascal Blanchard, Ahmed Boubeker, Achille Mbembe & François Vergès (dir.), Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française, Paris, La Découverte, 2010, pp. 119-138 ; « Entretien avec Ramón Grosfoguel » (propos recueillis par Claude Bourguignon Rougier), septembre 2016, http://reseaudecolonial.org/wp-content/uploads/2016/09/Entretien-Ramon-Grosfoguel-RED.pdf ; Fátima Hurtado López, « Universalisme ou pluriversalisme ? Les apports de la philosophie latino-américaine », Tumultes, n° 48, mai 2017, pp. 39-50.
[82] Arturo Escobar, Sentir-penser avec la terre, op. cit.
[83] Mohamad Amer Meziane, Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation, Paris, La Découverte, 2021.
[84] Nombre de textes pseudo-savants produits par des activistes diplômés prennent pour objet la « construction médiatique » de la figure de « l’ennemi intérieur » ou la « fabrication de l’ennemi intérieur ». Voir par exemple Nicolas Bancel, Pascal Blanchard & Ahmed Boubeker, « L’islam, nouvel ennemi intérieur », in Le Grand Repli, Paris, La Découverte, 2015, pp. 45-57 ; Julien Suaudeau & Mame-Fatou Niang, Universalisme, Paris, Anamosa, 2022, p. 36.
[85] Pierre-André Taguieff, Liaisons dangereuses : islamo-nazisme, islamo-gauchisme, Paris, Hermann, 2021, pp. 86-108.
[86] Philippe d’Iribarne, « La religion de l’Autre », Le Débat, n° 210, mai-août 2020, pp. 262-270.
[87] Voir Mike Gonzalez, BLM: The Making of a New Marxist Revolution, New York, Encounter Books, 2021.
[88] Pierre-André Taguieff, L’Antiracisme devenu fou, op. cit.
[89] Pierre Valentin, « L’idéologie woke. Anatomie du wokisme (1) », juillet 2021, https://www.fondapol.org/etude/lideologie-woke-1-anatomie-du-wokisme/ ; « L’idéologie woke. Face au wokisme (2) », juillet 2021, https://www.fondapol.org/etude/lideologie-woke-2-face-au-wokisme/; John McWorther, Woke Racism: How a New Religion Has Betrayed Black America, New York, Penguin Books, 2021 ; Pierre-André Taguieff, L’Antiracisme devenu fou, op. cit. ; Vivek Ramaswamy, Woke, Inc.: Inside Corporate America’s Social Justice Scam, New York & Nashville, Center Street, 2021.
[90] Helen Pluckrose & James Lindsay, Cynical Theories: How Universities Made Everything about Race, Gender, and Identity – and Why This Harms Everybody, Durham, NC, Pitchstone Publishing, 2020 ; tr. fr. Olivier Bosseau & Peggy Sastre (version française revue et augmentée) : Le Triomphe des impostures intellectuelles. Comment les théories sur l’identité, le genre, la race gangrènent l’université et nuisent à la société, préface d’Alan Sokal, Saint-Martin-de-Londres, H & O éditions, 2021.
[91] Djamila Ribeiro, Petit manuel antiraciste et féministe, op. cit., p. 88.
[92] Marc-Olivier Bherer, « Comment le terme “woke” a remplacé le “politiquement correct” », 7 avril 2021, https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/04/07/woke-le-nouveau-politiquement-correct_6075820_3232.html ; Brice Couturier, OK Millennials ! Puritanisme, victimisation, identitarisme, censure… L’enquête d’un baby-boomer sur les mythes de la génération « woke », Paris, Éditions de l’Observatoire / Humensis, 2021, pp. 11-13.
[93] Leszek Kolakowski, Le Village introuvable, tr. fr. Jacques Dewitte, Bruxelles, Éditions Complexe, 1986, pp. 106-107.
[94] C’est ainsi que le militant néo-antiraciste Lilian Thuram peut publier un essai intitulé La Pensée blanche (Paris, Éditions Philippe Rey, 2020) sans être accusé de racisme anti-Blancs.