Arménie-Haut Karabagh : perspective historique et géopolitique (R Léonian)
Il est important de comprendre que les Arméniens que vous rencontrez en France ou dans le monde entier viennent de quelque part. Ils viennent d’une région en particulier. En réalité, on va parler en même temps de l’Arménie et des Arméniens. C’est périlleux parce que à la fois, c’est une vieille histoire et en même temps, c’est une réalité d’aujourd’hui. Et très peu de personnes arrivent à cerner souvent les enjeux. Pour comprendre les évènements d’aujourd’hui, il faut faire un petit retour en arrière.
L’Histoire de la “Grande Arménie” commence au VIIIème siècle avant JC ; c’est seulement une petite partie de la “Grande Arménie” qui est habitée de nos jours par les Arméniens. Les frontières ont évolué au fil des siècles ; en 70 avant JC, le royaume d’Arménie s’étendait de la mer Méditerranée à la Mer Caspienne, et au Sud, jusqu’au Liban d’aujourd’hui et une partie d’Israël. Cela n’a duré que quelques années.
En l’an 301, ou en tout cas, vers cette date, le roi arménien se convertit au christianisme et décrète que son état devient un État chrétien. Ainsi en tant qu’État, l’Arménie a été le premier Etat chrétien au monde. Et dans le siècle qui suit, si les Arméniens ont créé un alphabet, c’était pour traduire la Bible en langue arménienne. Jusqu’à aujourd’hui, le christianisme jouera un rôle important.
Autour de l’an 1000, il y a encore des royaumes et principautés arméniennes à l’emplacement de l’est de la Turquie et de l’Arménie actuelles. Mais à partir du début du XIᵉ siècle jusqu’au début du XXᵉ siècle, pendant 1000 ans, les Arméniens continueront à habiter dans leur grande région historique sans avoir de territoire indépendant.
Au XIXᵉ siècle les Arméniens espèrent qu’avec l’aide de l’Occident, des réformes en leur faveur soient adoptées dans le cadre de l’Empire ottoman. Mais le grand malheur se produit, ce sont les massacres dans l’Empire ottoman à la fin du XIXe siècle, entre 1894 et 1896, où entre 100 000 et 300 000 Arméniens sont tués. Il n’y a pas que les Arméniens qui sont à l’époque maltraités, tous les non-musulmans sont visés : chrétiens et juifs.
Pour les Arméniens, c’est en quelque sorte le début du gouffre et de l’enfer. 1915, c’est le génocide des Arméniens. Près d’un million et demi de personnes sont massacrées, tuées sur place ou mortes sur les routes de l’exil dans les déserts de Syrie. Et c’est à partir de là que la diaspora arménienne s’est constituée. Dans un premier temps, certains se sont réfugiés dans la région d’Alep et de Beyrouth, à l’époque sous mandat français.
En 1918 est fondée une Arménie indépendante qui est intégrée à l’URSS en 1920.
En 1923, l’Empire ottoman disparaît et Mustafa Kemal Ataturk prend le contrôle de la région de la Turquie actuelle. Il n’y a plus d’espoir pour les rescapés du génocide qui étaient restés dans cette région et la plupart partent en Occident. Les Arméniens vivant dans le Caucase sont quasiment tous en République d’Arménie. Cependant une communauté arménienne est restée jusqu’à aujourd’hui en Syrie et au Liban où elle continue de se perpétuer malgré les difficultés actuelles.
Au début des années 1920, quand se forment les différentes républiques soviétiques du Caucase – Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan, qui seront intégrées à ensuite à l’U.R.S.S.-, le Karabakh est disputé par les deux pouvoirs bolchéviques qui sont respectivement en Arménie et en Azerbaïdjan.
Finalement sous Staline la décision est prise qu’il fera partie de l’Azerbaïdjan en tant que région autonome. Ça veut dire qu’il y a une forme d’autonomie, mais en réalité, c’est le pouvoir de Bakou qui décide de toute chose. Ainsi le Haut-Karabakh peuplé d’Arméniens est entièrement encerclé et contrôlé par l’Azerbaïdjan.
A la fin de la période soviétique, au mois d’août 1987, plusieurs dizaines de milliers d’Arméniens du Karabakh font une grève, signent une pétition et demandent leur rattachement à l’Arménie. Côté arménien, au Karabakh d’une part, en Arménie d’autre part, des motions étaient votées et présentées au pouvoir central à Moscou en faveur du rattachement du Karabakh à l’Arménie pour que, dans le cadre de la Constitution soviétique, tout se fasse normalement. Mais en face, la réaction était celle d’une répression sauvage. A partir de ce moment-là et jusqu’en 1990 la violence a monté au Haut Karabakh. Ce qui était au départ juste un combat entre l’Azerbaïdjan et le Karabakh soutenu par l’Arménie devient à partir de 1990 -91, une guerre entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie.
En 1994, au mois de mai, un cessez le feu est signé à la demande de l’Azerbaïdjan ; les Arméniens arrivent à garder le Karabakh, et de plus, l’Arménie va occuper des territoires autour du Karabakh.
De 1994 à 2020, l’Azerbaïdjan s’est armé, en mobilisant toute son économie, ses richesses pétrolières, gazières et autres. En 2020, l’Azerbaïdjan était bien préparé pour la guerre. Les Arméniens n’ont sans doute pas bien mesuré le déséquilibre des forces, parce qu’ils avaient gagné en 1994. De plus, la Turquie a joué un rôle essentiel dans la victoire de l’Azerbaïdjan en 2020. Au bout de 44 jours de guerre, alors que l’Azerbaïdjan était prêt à pratiquement prendre tout le Karabakh, la Russie a réussi à imposer un cessez-le-feu : l’armée azerbaïdjanaise, là où elle se trouvait, devait s’arrêter et cesser ses opérations ; et il a été demandé à l’Arménie de céder à l’Azerbaïdjan des territoires qui étaient encore sous contrôle militaire arménien. C’est ainsi qu’à la suite de la guerre de 2020, l’Artsakh se retrouve à nouveau complètement enclavé en Azerbaïdjan. Toutefois la Russie a imposé la présence de 2000 soldats russes à l’intérieur du territoire de l’Azerbaïdjan pour protéger le Haut-Karabakh.
Et maintenant, que va devenir le Haut-Karabakh ? Vous savez que depuis décembre 2022, il y a un blocus, le corridor de de Lachine est la seule liaison entre le Karabakh arménien et l’Arménie qui restait entre les mains des Arméniens, et il est bloqué. Ainsi l’Azerbaïdjan se permet d’asphyxier ce qui reste du Karabakh de la sorte ; mais ce n’est pas tout. En 2021 et 2022, à deux ou trois reprises, à la frontière avec l’Azerbaïdjan, il y a eu des incursions azéries sur le territoire souverain de l’Arménie. Aujourd’hui, on pense qu’il y a à peu près 150 kilomètres carrés du territoire souverain de l’Arménie, qui est occupé par l’Azerbaïdjan. Au sujet du Haut-Karabakh, les différentes nations prétendent qu’elles ne peuvent rien faire car il s’agit d’un territoire de l’Azerbaïdjan. Mais là, il s’agit d’une occupation illégale de l’Arménie. Et encore, on ne fait rien, si ce n’est que l’Union Européenne a envoyé pendant deux mois une centaine d’observateurs, et recemment, de nouveau des observateurs pour deux ans. Mais on sait très bien qu’ils ne pourront rien faire de particulier, si ce n’est donner de bonnes informations. Les Russes sont mécontents et prétendent que ces observateurs sont là pour surveiller l’action de leurs troupes.
La situation d’aujourd’hui est d’une part pour l’Artsakh et d’autre part pour l’Arménie très alarmante. Certains parlent de nettoyage ethnique, voire de génocide prévu contre les Arméniens de l’Artsakh. Pourquoi pas même une invasion de l’Arménie ? Le président Aliyev a parlé début 2023 d’”Azerbaïdjan occidental” et quand il montre l’Azerbaïdjan occidental sur la carte, il s’agit de l’Arménie, y compris la capitale Erevan.
René Léonian est Titulaire de la Chaire d’Arménologie de l’Université Catholique de Lyon, Pasteur et Président des Églises Évangéliques Arméniennes d’Eurasie.